C’est Notre Histoire

La Trappe et la Traque des Intellectuels

Dès 1962, certains leaders politiques s'opposent à l'intention d'Ahidjo de former « un parti unique".

L'idée faisait son chemin dans de nombreux pays africains; idée qui inspirait à tous de faire bloc autour d'un seul parti et d'un seul homme.

A partir de ce moment, Ahidjo adoptera une stratégie qui sera d'ailleurs constante. Il utilisera d'un côté la persuasion et la ruse pour la recherche de ralliements individuels à son parti, à sa politique et à sa personne, et de l'autre côté, il n'hésitera pas à utiliser la répression contre toute opposition à ses objectifs politiques.

La carotte et le bâton permettront ainsi au chef de l'Etat camerounais de réaliser -après une lutte contre la rébellion et les opposants politiques- un "parti unique": UNC (Union nationale Camerounaise) en 1966, et six ans plus tard, la République Unie du Cameroun.

La fondation de l'UNC a eu pour conséquence "d'affirmer le contrôle du régime sur les intellectuels " En effet, le Parti-Etat a contribué au développement de l'Etat prébendier, à la fonctionnarisation des intellectuels.

Ceci revenait donc pour les intellectuels à se poser cette interrogation shakespearienne: "To be or not to be ".
Des entretiens réalisées en janvier 1993 auprès d'anciens étudiants de Paris dans les années 60-70 confirment les actions et les appels du gouvernement en vue du ralliement des étudiants à la politique de l'UNC. Nombreux reconnaissent leurs sympathies à l'époque pour l'UPC, le principal parti d'opposition engagé dans la lutte révolutionnaire.
Ils étaient affiliés auprès de l'UNEK (Union nationale des étudiants du Kamerun) "marxisante", très active dans les campus universitaires parisiens et européens, d'où ils critiquaient sévèrement Ahidjo et son régime.

Pour bon nombre d'entre eux, le régime en place au Cameroun était composé de personnes "intellectuellement" incompétentes, ce qui justifiait leur incapacité à tenir tête au "néocolonialisme", à bâtir un Etat national/nationaliste, et surtout à dialoguer.

Cette incapacité "intellectuelle" expliquait en grande partie la limitation des libertés d'expression, de la presse, de l'information, et le recours à la répression pour mettre au pas "les rebelles" et les "terroristes".

Par sa vocation d'éducateur, d'éveilleur de conscience, l'intellectuel est une denrée rare qui en se ralliant solennellement au régime au pouvoir lui apporte une légitimité et un crédit supplémentaire.

Les ralliements des intellectuels étaient donc recherchés. Plusieurs méthodes étaient utilisées: -en plus de la violence (brimade, délation, humiliation, simulacre d'assassinat, etc...)- les appels aux ralliements (par voie de discours ou par l'envoi d'émissaires à l'étranger), des offres de privilèges, les promotions accélérées dans les structures politiques et administratives, et le contrôle sur l'Université, à travers l'intégration des intellectuels (universitaires) dans le système.

Dès le début des années 60, "les agents de récupération d'A. Ahidjo parcourent l'Europe où séjournent un nombre considérable d'intellectuels camerounais allergiques à sa politique, développant sans relâches la thèse cynique des bonnes places qui n 'attendront pas toujours "
Les structures créées (Fonction publique, école d'administration et écoles spécialisées) à cet effet assurent une intégration rapide la plupart du temps sur la base du diplôme présenté. Les salaires et frais de mission sont importants, ainsi que les avantages liés à la fonction.

Comme nous dit par exemple ce fils de haut fonctionnaire: "Nous avions près de sept hommes et femmes de maison, trois chauffeurs et des prisonniers mis à disposition pour des travaux manuels... ".

D'autres avantages en nature: voitures de service, aliments, la pension et la retraite garantie, surtout des nominations et promotions rapides étaient réservées aux plus fidèles des ralliés.

Au Cameroun il existe le culte de la nomination.

Attribut constitutionnel, la nomination est une arme que possède le chef de l'Etat pour récompenser ceux des agents les plus "dociles" ou les plus zélés, c'est-à-dire qui suivent et défendent aveuglément la ligne politique du gouvernement. La nomination est perçue comme "une manne qui tombe du ciel", un manière de récompenser la chèvre qui a longtemps erré et qui se trouve désormais liée à son poteau: "la chèvre broute la où elle est attachée " pour faire allusion à "la politique du ventre
La "Camerounisation des cadres" se traduit par une "éclosion de postes administratifs"; les années 60-65 sont "l'époque de l'éclosion quasi eruptive des ministres, directeurs et chefs de Cabinets, ambassadeurs, colonels, préfets et sous-préfets, directeurs d'office de toutes sortes, présidents-directeurs généraux de régies ou d'entreprises nationales.

Quiconque n 'est pas encore quelque chose [nous disons "quelqu 'un "]se croit appelé à le devenir bientôt. C'est un feu d'artifice ininterrompu de nomination, d'avancements, de promotion, de parachutages; il n'en fallait pas davantage pour faire perdre la tête à une bonne partie sinon à la majorité des fonctionnaires déjà en place et des diplômés d'université alors peu nombreux.

C'est un cyclone épouvantable qui va dévaster la société camerounaise jusque vers 1965' [avant le parti unique], déchaînant prévarications et courses au plaisir, vices et jalousies".

L'Etat prébendier est en ce moment-là en marche et, aiguise même les appétits des "incorruptibles". La nomination tombe alors du ciel et, est interprétée comme une "grâce" du chef de l'Etat: la délégation d'une parcelle de ses pouvoirs, une récompense des bonnes brebis.

Des études démontrent assez clairement que la "camerounisation des cadres" a d'abord contribué à accroître de manière exponentielle les effectifs de la fonction publique.

L'une des premières personnalités intellectuelles camerounaises francophones à s'être ralliée spectaculairement au régime Ahidjo est sans doute William Aurelien Eteki Nboumoua en août 1961 au poste de Ministre de l'Education nationale.
En effet, dès 1960, face à la sympathie des étudiants camerounais de Paris (Centre culturel camerounais et UNEK), Ahidjo joue la carte de l'ouverture et agite les possibilités de carrière dans la fonction publique et l'accession rapide aux plus hauts postes de responsabilité.

D'autres ralliés éminents occuperont d'importantes fonctions et surtout, ministérielles: citons, parmi d'autres, François Sengat Kuoh, Victor Kamga, Vroumsia Tchinaye, Philemon Beb à Dong, Paul Biya, Simon-Pierre Tchoungui, Adamou Ndam Njoya, l'écrivain Ferdinand Oyono.
La plupart de ces personnalités ont la particularité et l'avantage de venir de différentes régions et d'être présentées comme la jeune classe montante dont Ahidjo compte se servir pour s'opposer et évincer les anciens "caciques" de la politique camerounaise (l'ancien Premier ministre André Mbida et les leaders des partis de l'opposition Mayi Matip, Charles Okala, Bebey Eyidi) que Ahidjo n'hésitera pas à qualifier de "quarteron d'hommes politiques dépassés" après que ces derniers se soient opposés -au travers d'un manifeste- à sa volonté de constituer un "parti unifié" [unique].
Ainsi par exemple, Beb à Dong originaire du département du Mbam est un "remplaçant" de Charles Okala. Il en est de même pour Paul Biya originaire du Sud peut contrecarrer Charles Assale, Simon Pierre Tchoungui (futur Premier rninistre) d'origine beti, pour remplacer André Mbiba ancien Premier ministre, Eteki Mboumoua et Senghat Kuoh à la place des Soppo Priso, Bebey Eyidi ou Abel Kingué, ces deux derniers étant des leaders de l'UPC.

Les intellectuels camerounais francophones ne sont pas les seuls à participer au projet hégémonique du président Ahidjo. Après la réunification des deux Cameroun en 1961, on note l'entrée des intellectuels anglophones dans les gouvernements fédéraux. Notons: Endeley, John Ngu Foncha, Azikiwé, Nzo Ekhah Nghaky, Emmanuel Egbé Tabi, Salomon Tandeng Muna, Bernard N. Fonlon, Tatah Sakah, Dorothy Njeuma, Monie NKengong, Mfor G wei.

Le ralliement des intellectuels au pouvoir d'Ahidjo se transforme en "sainte alliance" vers les années au milieu des années 70.

La Sainte alliance entre les intellectuels et Ahidjo l’'agitation universitaire commencée en 1969, (affaire des tracts) deux ans après l'ouverture de l'université fédérale, atteindra son comble en 1972-1973 avec les affrontements entre les étudiants et les forces de l'ordre. A l'origine de cette agitation, l'exigence du paiement des bourses d'étude constituait une des revendications des étudiants. "L'ordre régnera à l'université par tous les moyens ..." avait déclaré le Président dans un discours à la nation. L'une des armes d'Ahidjo sera alors d'associer de plus en plus d'universitaires au projet hégémonique et d'assurer le contrôle de l'université (lieu sensible) par la nomination des intellectuels ralliés à la tête des instances universitaires. Cette tactique aura des effets positifs pour le président Ahidjo, puisqu'en décembre 1974, à la suite du CESRST (Conseil de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique et technique), le Conseil des affaires culturelles et la FENAC (Fédération des étudiants camerounais - protestante, proche de l'UNC) adresseront des motions de soutien au chef de l'Etat à la veille du "Congrès de la maturité" à Douala. Le CESRST recommandera solennellement à l'issue de la réunion de décembre 1974 que l'université s'engage désormais plus politiquement en se conformant aux principes politiques d'unité et de paix nationales dégagés par l'UNC.

L'université participera désormais officiellement à la politique générale du parti. Des intellectuels -pour la plupart des hommes de sciences- se retrouvent en nombre très important à la présidence de la République (Secrétariat du gouvernement), dans les gouvernements, dans les organes centraux du parti, à la tête des établissements universitaires et des grandes écoles, au Conseil économique et social et dans les hautes administrations.

A titre d'exemple, M. Guillaume Bwélé (agrégé de lettres) qui deviendra ministre de l'Information et de la Culture en 1979, est d'abord passé par la présidence de la République comme conseiller technique puis conseiller spécial auprès de Ahidjo. De même l'anglophone Bernard Fonlon devient ministre adjoint des Affaires étrangères en 1964 après avoir été chargé de mission à la présidence de la République. De nouveaux intellectuels font progressivement leur entrée dans le gouvernement: Njensi (1970), Christian Songwé Bongwa; Joseph Awunti Chongwain (tous diplômés en Angleterre)(1972), Dorothy Njeuma; Monie Nkengong, Amadou Ndam Njoya, Marcel Yondo et René Ze Nguelé (1975), Salomon Mfor Gwé et Guillaume Bwélé (1979).

Certains intellectuels cumulent plusieurs postes de pouvoir au sein des instances universitaires, mais également ailleurs. On peut citer les cas de Bol Alima, Directeur de l'ENSA (Ecole nationale supérieure agronomique (1975-1979), directeur général du Centre universitaire de Dschang dès 1978, membre du Conseil économique et social depuis 1975 et du Comité central de l'UNC (parti unique) à partir de 1980.
IL est donc clair que les intellectuels camerounais francophones comme anglophones, dans des proportions sans doute différentes, ont participé de manière consciente (collaboration) ou inconsciente (de bonne foi) au projet hégémonique du président Ahidjo. Ils ont participé à la définition des fondements intellectuels et théoriques de ce projet et à justifier les actes et la politique du régime.
P.-F. Ngayap dans son étude sur la place de l'intelligentsia dans le personnel politico-administratif du Cameroun , note que le niveau général d'études des membres du gouvernement s'est élevé au fil des remaniements ministériels.

Bien que le nombre des diplômés de l'enseignement supérieur soit croissant, il est tout à fait juste de reconnaître que l'accroissement seul du nombre des intellectuels ne compte pas valablement pour la prise de décisions ou pour la bonne gestion des affaires publiques. Ce qui compte le plus c'est sans doute la qualité de ces intellectuels. Ceux qui ne collaboraient pas au régime étaient considérés comme des "terroristes" ou des "subversifs" -aujourd'hui, on les qualifie d’opposants. Parmi eux, de nombreux intellectuels. Le régime Ahidjo ne ménageait aucun effort pour les pourchasser, les traquer et les contraindre au ralliement ou à l'exil.
Le régime Ahidjo avait plusieurs techniques ou tactiques pour contraindre les intellectuels au ralliement. Tous ceux qui refusaient les offres de l'Etat prébendier s'exposaient à subir l'intimidation ou la persécution, la répression, la torture (simulacre d'assassinat), et surtout, l'élimination physique.

Source Maximin EMAGNA Afrika Focus